DANS LA PEAU D'UN CANCRE

Mon premier contact avec le monde froid de l'ordinateur, du multimédia et de leur langage d'abrégés réservé aux seuls initiés a été épouvantable: il m'a plongée dans l'univers du cancre, celui que PREVERT a si bien décrit, celui dont les enseignants ne perçoivent que les manifestations extérieures.
Même si je n'apprends que cela, j'en serai heureuse car cela modifiera à jamais ma perception de ces élèves que l'on laisse sur la touche, faute de connaître le chemin qui mène à leur mode de compréhension.
Ce que tout enseignant observateur et capable de se remettre en question voit, je le vis : le cancre est un être à l'intelligence négligée, voire bafouée.
Cette empathie " en temps réel " pour le cancre totalement exclus me permet de vivre la solitude effroyable de celui qui ne peut communiquer uniquement parce - que le langage employé est étranger à son "Umwelt" . Et en dehors de la possibilité de communiquer, même passivement, tout apprentissage est vain.
Le cancre est une personne qui ne possède aucun ancrage dans le monde que nous lui présentons, aucun repère. A l'image du rotifère (qui m'a permis de comprendre comment "je ne comprenais rien"), il erre en quête de lumière.
Ses lenteurs, ses démarches peu orthodoxes sont souvent exaspérantes pour celui qui navigue dans un univers évident.

Evidant pour le cancre qui n'a pas acquis les raccourcis les plus élémentaires!
Une institutrice particulièrement sensible m'a dit l'autre jour que "seule la circonstance faisait le cancre". J'ajoute qu'on est forcément le cancre de quelqu'un, tant il paraît peu vraisemblable d'exceller en tout!
Ainsi, le cancre ne peut espérer sortir de sa condition, à moins de trouver un enseignant capable d' explorer son mode de compréhension et désirant communiquer des connaissances et non plaquer, administrer... des savoirs.
Cela plonge au coeur des finalités de l'apprentissage, à tous les niveaux de l'enseignement et dont l'image mathématique la plus représentative est celle des tables de multiplication: savoir ses tables ou identifier des situations additives particulières?
Savoir ses dates ou se servir d'une encyclopédie pour analyser un document...
Inutile de multiplier les exemples: il s'agit, au bout du compte de définir une véritable philosophie de l'éducation qui définirait la place de l'Ecole: Former des citoyens pensants et critiques ou Formater des individus aux exigences du moment?
Quelles que soient les nobles intentions affichées au travers des textes officiels, des médias... l'Ecole reste trop souvent un outil d'adaptation à un monde existant qui ignore, voire méprise les formidables potentiels créatifs des humains du futur.
Elle reste prisonnière de ce paradoxe: adapter en épanouissant ou épanouir en adaptant.